Friday, April 25, 2008

Septembre 2004 - Bienvenue à Savannah, la Belle du Sud

Aéroport d’Amsterdam. Je me souviens d’une porte ouverte, blanche, que devaient emprunter les passagers en transit pour les États-Unis d’Amérique. Je crois bien que c’était la porte du ciel, la porte de l’inconnu. Au-delà, rien ne serait plus jamais familier.

Je suis arrivé à l’aéroport de Savannah en fin d’après-midi, avec l’impression d’avoir atteri sur une autre planète. Une Noire toute ronde m’accueille en hurlant et gesticulant. Le ciel est bas, il pleut et un vent chaud et humide souffle sur les plaines. Les feux de signalisation dansent sur les cables d’acier. En chemin, je cherche la ville, espérant à tout moment apercevoir les gratte-ciel. Mais me voilà bel et bien à Savannah, petite, basse, perdue, désolée. Moi aussi je suis perdu, désolé, hébété par la traversée de l’Atlantique et le décalage horaire, déçu par cette ville qui n’en est pas une. Dans les dortoirs, je cherche un téléphone pour appeler la maison. A l’autre bout de l’univers, la voix familière et ensommeillée demande si tout va bien. Mais oui, maman, tout va très bien.

Tôt le lendemain, je quitte les dortoirs pour découvrir la ville. Le beau temps est revenu, et mes premiers pas sur Oglethorpe Avenue sont une révélation. Voilà enfin Savannah, avec ses avenues élégantes bordées de vieilles demeures néo-classiques, ses Noirs secs et ridés qui flânent dans les squares ombragés et sa mousse espagnole qui pend des arbres comme les larmes versées par ce Sud profond qui ne s’est jamais remis d’avoir perdu la guerre. Savannah est coquette, fière, bourgeoise, gothique, et sa réputation de ville historique au charme sudiste la précède aux États-Unis. Fondée en 1733 par James Oglethorpe sur la côte est de la colonie de Géorgie, elle échappe par miracle à la destruction par les troupes du Nord à la fin de la guerre de Sécession, et a donc conservé intact son centre-ville, le tout premier aux États-Unis à bénéficier d’un plan urbain, et aujourd’hui le plus grand site historique du pays. Les berlines y côtoient des calèches tirées par des chevaux pie harnachés de plumes et de grelots, transport touristique idéal pour admirer les 24 squares bordés de vieilles demeures en brique rouge et colonnes de marbre blanc.

Mais un jeune étudiant désorienté a de tout autres soucis en tête, notamment se remplir l’estomac. Sur Broughton Street encore déserte et mouillée (qui n’avait l’air de rien mais devait se révéler la principale artère commerçante de la ville), j’ai aperçu un Starbucks Coffee et s’est avec un grand soulagement que j’ai poussé la porte de ce lieu familier. C’est ici que j’ai observé pour la première fois l’Amérique blanche de Savannah: une Amérique cossue, confiante dans sa supériorité et ses traditions, lisant silencieusement le journal avant de se rendre au travail. Les hommes de cette Amérique-là ont des tignasses rousses ou blondes sagement ramenées sur le côté et portent des chemises Ralph Lauren aux tons neutres, bien serrées dans le pantalon. Les femmes ont les yeux clairs et bienveillants, le visage souriant et la coiffure démodée. Hommes et femmes sont Irlandais depuis plusieurs générations, votent Républicain et affectionnent les intérieurs chargés de bibelots et de tableaux de famille. Ils portent un léger embonpoint, dû à un penchant prononcé pour les deep fried chicken, fried pork, pancakes, sweaten tea, gritz et autres spécialités si riches du Sud. Comme on ne plaisante pas avec les bonnes mannières dans cette partie du pays, ils disent good morning en hôchant la tête quand ils vous croisent dans la rue, et indiquent cordialement le chemin avec cet accent typique du Sud qui consiste à allonger les voyelles, et que je trouvais tellement irritant.

Mais Savannah est aussi une ville noire, où les descendants des esclaves affranchis ont le visage pétri de misère et d’humilité. La pauvreté, le chômage et la criminalité sévissent dans certains faubourgs de la ville, et Blancs et Noirs se croisent dans la rue avec une sorte de méfiance qui ne dit pas son nom. Mais il est si facile de ne pas y penser, de ne pas voir; car Savannah est si belle sous le soleil, ses habitants si gentils et il y fait si bon vivre.

Dans cette ville de l’Amérique profonde, le temps semblait s’être arrêté et la vie s’écouler au rythme cadencé du pas des chevaux.

Août 2005 – Songe d’un Jour d’Été

C’est l’été et les cours sont finis. La ville est brûlante sous le soleil d’août, et je sors faire une balade à vélo sur Bull Street, le coeur de Savannah, qui coupe en son centre Forsyth Park. La pelouse géante du parc grouille de familles blanches qui se prélassent sur l’herbe, de jeunes qui jouent au ballon et de chiens de toutes les tailles qui gambadent à leur côté. Un peu plus loin, de petites Noires hurlent sur la balançoire. Je contourne le monument aux Confédérés, puis la fontaine où tritons et cygnes en marbre blanc s’aspergent mutuellement. Son eau est teintée de vert durant les célébrations de la Saint-Patrick, qui rivalisent uniquement en importance avec celles de New York. Forsyth Park donne directement sur Monterey Square, l’un des squares les plus distingués de la ville, flanqué en son centre d’un monument en forme d’obélisque surmonté d’une mini- statue de la Liberté. Autour de ce square se trouvent d’élégantes maisons aux couleurs chatoyantes et aux balcons finement forgés. C’est ici aussi que se trouve Mercer House, riche demeure rendue célèbre par les excentricités de son ancien locataire, Jim Williams, dont les réceptions de Noël attiraient la belle société de Savannah. Mercer House fut le théâtre du crime qui est la trame du best-seller Midnight in the Garden of Good and Evil de John Brendt, et du film éponyme de Clint Eastwood. Toujours sur Bull Street, je passe devant Pœtter Hall, pittoresque bâtisse en brique, avec ses tourelles pointues et son imposante porte flanquée de canons, qui abrite aujourd’hui le département de Graphic Design du Savannah College of Art and Design. Face à lui se trouve le Scottish Rite Masonic Temple, très haute et impostante bâtisse à frises dorées et colonnes orangées à châpitaux corynthiens, que l’on peut apercevoir pendant le générique d’ouverture du film “Forrest Gump”.

Après avoir longé quelques cafés-trottoirs, je contourne Chippewa Square. En son centre, la statue en bronze de James Oglethorpe, premier gouverneur de Géorgie, est orientée vers le sud, comme pour défendre Savannah des Espagnols installés en Floride. Je passe devant le pittoresque Barber Pole, où l’on peut se faire offrire une coupe “maison” dans un décor au charme dépassé, ou se faire cirer les chaussures par un vieux Noir tout sec et ridé. Au niveau de Bay Street, la rue s’incline en pente douce, et il faut descendre à pied jusqu’à River Street. River Steet est le centre touristique de Savannah, une large rue pavée qui donne sur la rivière et qui fut le coeur économique de la ville. C’est ici que les navires importaient et exportaient leur marchandise, comme l’attestent les larges bâtisses en brique aux facades décrépies qui bordent la rue, et qui étaient destinées au stockage du coton. Aujourd’hui River Street offre une multitude d’attractions: les touristes s’arrêtent dans les restaurants de poisson, s’offrent une glace ou déambulent dans les nombreuses boutiques qui offrent poupées en jupons et crinolines, drapeaux confédérés, bateaux pirates minatures et autres souvenirs issus tout droit d’”Autant en Emporte le Vent”.

Mais la fatigue et la chaleur l’emportent, et je décide de retourner chez moi. Je passe devant Club One, le bar le plus excentrique de Savannah, où l’on peut parfois admirer les spectacles de Lady Chablis, un travesti devenu célébrité locale après avoir figuré dans Midnight in the Garden of Good and Evil et joué son prôpre rôle dans l’adaptation cinématographique. Sur Braughton Street, je m’arrête chez Leopold Ice Cream, une institution locale, paraît-il, pour une glace à la fraise et à la menthe avec pépites de chocolat, à consommer sur place. Il fait si chaud et cette glace interminable est un vrai bonheur. Sur le chemin du retour, au niveau de Oglethorpe Avenue, se trouve Drayton Tower. Ce bâtiment tout en verre et acier dâte des années cinquante et fut le premier en Géorgie à bénéficier de l’air-conditionné. La façade décrépie, le lobby et ses meubles fanés, tout suggère une gloire défunte. Drayton Tower contraste fermement avec l’architecture historique environnante, mais elle constitue aujourd’hui une institution locale au même titre que Mercer House ou le Bonaventure Cemetery. C’est dans ce dernier, au milieu des tombes flanquées de statues de pleureuses, que se trouvait la sculpture dite de la Bird Girl, rendue célèbre après avoir figuré sur la couverture de Midnight in the Garden of Good and Evil. Tellement célèbre qu’elle fut transférée dans un musée voisin.

Il paraît que la loi interdit de longer les squares, il faut les contourner; mais vlan, un bon coup de pédale et tant pis pour la loi, il fait trop chaud pour l’appliquer… Les buissons de magnolias et d’azalées sont en fleurs, de vieilles mamas noires en longues jupes fleuries et chapeaux de paille vendent des livres sur un banc; une jeune femme propose des limonades dans une roulotte, un vieil illuminé tout courbé arpente les rues en silence, brandissant des panneaux sur lesquels ont peut lire: “Washington plans te murder you” ou bien “Say yes to Jesus against the army of darkness”. Devant Mercer House, je dépasse les cars de touristes, puis une calèche tirée par de lourds chevaux noirs. “La vie doit être bien triste pour vous, j’ai pensé; mais tant pis car vous sentez mauvais”, alors vlan, un autre coup de pédale à travers Forsyth Park, cette fois en sens inverse. Les écureuils, les pigeons et les fillettes noires sautillent allègrement, et Savannah n’a jamais été plus belle et ses arbres plus verts et plus riants. J’arrive chez moi en nage; le jour tombe, il fait si lourd et si humide. Je ne voudrais surtout pas me trouver en ville la nuit. Bientôt, de gros cafards noirs vont sortir et grimper sur les bancs, et dans la lueur blafarde des réverbères, d’aucuns racontent avoir aperçu un esprit. Car Savannah est aussi la ville la plus hantée des États-Unis, littéralement bâtie sur ses cimetières, et abonde de récits d’outre-tombe. Les fantômes de ses soldats morts au combat, veuves éplorées, esclaves lynchés et autres amants maudits, peuplent squares et vieilles demeures.

Mais mon aventure sudiste allait bientôt s’achever: à la fin de l’été, je mettais les moteurs plein nord pour la grande ville.

Septembre 2005 – J’ai Marché Michigan Avenue

Chicago est là, imposante, puissante, étouffante, écrasante. Il faut se tordre le cou pour apercevoir le sommet de Sears Tower qui, bien, souvent, se perd dans les nuages. Des blocs énormes et quadrillés, gris ou bruns, en pierre ou en acier, m’encerclent de toutes parts, et le El, diminutif de Elevated Train, passe au-dessus de ma tête dans un rugissement infernal, tel une chenille énorme qui serpente entre les gratte-ciels. Sur Jackson Boulevard, qui abrite le district financier de la ville, j’ai constamment les yeux levés vers le ciel, le souffle coupé; d’abord par le majestueux Chicago Board of Trade. Construite en 1930, cette imposante bâtisse de style Art Déco abrite la bourse et est surmontée d’une statue de la déesse Cérès, symbolisant le commerce. Une statue sans visage car l’on pensait à l’époque que nulle autre bâtiment ne serait assez haute pour qu’une personne puisse en distinguer les traits. En remontant Jackson Boulevard, je passe par State Street, car aucune visite du centre-ville de Chicago (le Loop), n’est complète sans un détour par Marshall Field’s. Ce centre commercial au charme d’époque, le plus grand des États-Unis après Macy’s à New-York, fait la fierté de la ville. Des touristes se font photographier sous l’énorme horloge de bronze qui orne l’angle du magasin.

Un peu plus loin, je débouche sur Machigan Avenue, la luxueuse artère principale de la ville, et plus spécialement sur le Art Institute of Chicago, dont l’entrée principale est flanquée de deux énormes lions de bronze. Ce musée compte une importante collection d’œuvres impressionnistes, dont les plus célèbres sont Un Dimanche Après-Midi à l’Ile de la Grande-Jatte de Georges Seurat et Les Meules de Foin de Monet, mais aussi d’art américain, dont American Gothic de Grant Wood et Nighthawks d’Edward Hopper, deux toiles devenues aujourd’hui icônes de la culture populaire américaine. Un peu plus loin, sur la droite, une sculpture en fer de forme organique, à la surface lisse et chromée, attire l’attention. Le Cloud Gate, surnommé The Bean, est l’oeuvre du sculpteur Anish Kapoor, pèse 110 tonnes et constitue l’une des attractions du Millenium Park. Non loin se dresse la Crown Fountain, une œuvre unique au monde: deux hautes tours de verre couvertes d’un mince filet d’eau diffusent en continu des visages d’hommes et de femmes de tous horizons, comme un clin d’oeil aux fontaines à gargouilles du passé, et celle de Forsyth Park me vient spécialement à l’esprit… Les passants sont invités à se promener autour de la place, créant ainsi l’illusion de marcher sur l’eau. A noter aussi le Pritzker Pavilion, vaste structure dans le plus pure style de Frank Gehry. Un peu plus loin, après avoit traversé le pont qui surplombe la rivière, commence le Magnificient Mile, où se dresse le Tribune Tower. Cette tour néo-gothique coiffée de piques et de gargouilles abrite les locaux du quotidien Chicago Tribune. Les murs du premier étage sont incrustées de fragments provenant de la Grande Muraille de Chine, du Taj Mahal, du Mur de Berlin et d’autres lieux visités par les correspondants du quotidien. Il paraît que l’on y trouve même un fragment de la Lune.

Après avoir dépassé le Tribune Tower, Michigan Avenue devient le temple du shopping de luxe, avec tout ce que la mode comporte de grandes signatures, et je me laisse emporter par une marée humaine. Cette Amérique-là est jeune, mince, stylée, libérale, carbure au Starbucks Coffee, s’arrête aux feux rouges et se déplace aux feux verts en un mouvement continu et parfaitement synchronisé. Assis à même le sol, des Noirs tambourinent sur des sceaux en plastique en un vacarme assourdissant, et Savannah qui ronronne tranquillement dans son sommeil semble si loin, ici sur Michigan Avenue où bat le coeur de Chicago. Et soudain j’ai aimé cette population, belle et prospère, qui produit, consomme, travaille comme si demain en dépendait, se fiche du sexe des anges, ne connaît ni complexes ni mal-être, et qui a choisi d’inscrire la quête du bonheur comme élément fondateur de sa Constitution.

Octobre 2005 – "My" Bryn Mawr

Mais il faut trouver un apartement, prendre une multitude de rendez-vous, emprunter trains, bus et métros pour se rendre à l’autre bout de la ville et s’entendre dire “Ah bon, je suis en retard d’une demi-heure, on vient de réserver le studio?” ou bien “Non mademoiselle, je sais que vous êtes bien jolie mais je ne veux pas de votre deux pièces avec vue sur un mur de brique, ni sur les poubelles du quartier, ni même sur un terrain vague; et je vous dis zut alors, je trouverais quand même”. Puis un jour, le El s’est arrêté, je suis descendu et à mes pieds, comme une révélation dans la chaude lumière de l’après-midi, j’ai aperçu Bryn Mawr Avenue. Et j’ai décidé que dorénavant, ce serait my Bryn Mawr.

Autrefois retraite estivale privilégiée des riches habitants de Chicago, ce quartier situé sur la rive nord du Lac Michigan est tombé dans l’oubli jusqu’à tres récemment, lorsqu’une société immobilière a acquis la majorité des bâtiments et redonné aux vieilles façades néo-gohiques ou Art Déco leur lustre, couleurs et dorures d’antan. La ville a alors classé le quartier “historique” et les commerces ont suivi, et avec eux les étudiants, jeunes cadres, couples gays, familles immigrées du Nigéria, de Yougoslavie, de Roumanie… A Savannah, les Blancs étaient très bloncs et les Noirs très noirs, mais la faune urbaine et cosmopolite de Bryn Mawr se déclinait dans toutes les nuances intermédiaires, et cohabitait en un joyeux désordre dont je suis tout de suite tombé amoureux. Et lorsque la bonne femme roumaine a écarté les stores vénitiens de ce studio perché au dix-neuvième étage d’une tour de verre et d’acier, j’ai retenu mon souffle devant la ville qui s’étendait à perte de vu. Alors j’ai pris, tout de suite, et j’ai découvert Bryn Mawr.

Chaque jour qui passait apportait son lot de surprises et d’émotions. Je me souviens avoir marché vers le lac Michigan, m’attendant à une étendue marécageuse… et j’ai vu la mer, avec ses vagues, ses goélands, ses bronzeurs sur une plage de sable, ici à mille lieues de l’océan. La côte était longée d’immeubles modernes, le long de Lake Shore Drive, jusqu’au centre-ville dont on pouvait apercevoir, au loin, les gratte-ciels. Mais je me suis vite rendu compte que quelque chose manquait à ce spectacle surréel. Ce qui manquait, c’était l’odeur du sel marin, l’appel du large qui vous prenait violemment au visage à l’approche de l’océan. Oui, ce n’était qu’un lac, un lac d’eau douce.

Bryn Mawr Avenue était bordée de restaurants et boutiques en tous genres. De vieux Bosniaques hagards se retrouvaient autour d’un café, non pas turc mais Starbucks, au milieu des étudiants penchés sur leurs ordinateurs portables. Il y avait toujours de luxueuses berlines garées devant “Francesca’s”, qui faisait un délicieux gazpacho au boeuf, mais c’est dans les charmants bouis-bouis qu’on pouvait s’offrir un gyros grecque ou un pad see-eiw thaïlandais. Mon estomac n’appréciait pas toujours, surtout ce taqueria au coin de Bryn Mawr et Broadway Avenue; mais la serveuse était belle, le juke-box grésillait de rythmes latinos, et les nachos étaient délicieux, surtout avec du poulet et beaucoup de guacamole.

Thanksgiving 2005 – La Californie… ou Mourir

L’automne en Amérique du Nord est une saison merveilleuse, l’air est si doux et les arbres se teintent de rouge, orange et autres couleurs féériques. Mais en Novembre, c’est déjà l’hiver. Le ciel est gris, les arbres nus, et à quatre heures de l’après-midi, c’est déjà la nuit. Finies les promenades sur Clark Street ou le long du lac, après une longue journée de travail.

Il paraît que c’est bientôt Thanksgiving… Quelle idée de fêter Thanksgiving, et d’abord, comment fête-t-on Thanksgiving? J’ai demandé et, paraît-il, fêter Thanksgiving consiste à se goinfrer de dinde rôtie, regarder un match de football américain, dormir, se réveiller et se goinfrer encore plus de dinde rôtie. Inutile de dire que je trouvais tout celà lamentable. Heureusement, une cousine qui habite en Californie m’invite à lui rendre visite; une visite qui tombait à point nommé, puisque c’est sous la neige que j’ai pris l’avion pour Los Angeles.

La Californie était exactement comme je l’avais toujours rêvée: une sorte d’oasis du bout du monde où il fait toujours beau et toujours chaud. Les autoroutes sont énormes, des palmiers filiformes s’élancent vers un ciel d’un bleu intense, et la mer _la vraie_ n’est jamais loin. Au lendemain de mon arrivée, nous avons pris la route pour Beverly Hills. Qui n’a jamais rêvé à l’évocation de cette petite cité au nom chargé de glamour et de richesse? Le luxe y est omniprésent sans être tapageur, et c’est à peine si l’on peut distinguer les nombreuses villas de stars, perchées sur les collines environnantes et dissimulées derrière des murailles de verdure. Rodéo Drive, l’artère principale dédiée aux grands noms de la mode, se veut parisienne ou milanaise avec ses pavés et ses balcons en fer forgé, mais n’est tout au mieux qu’un décor de cinéma en carton-pâte, certes soigné dans les moindres détails. On m’indique une bâtisse imposante de style Renaissance, le Beverly-Wilshire Hotel, qui a servi de cadre au film “Pretty Woman”.

L'on dira ce qu’on voudra, mais je ne retiens de la Cité des Anges que le spectacle décevant d’une ville sans âme peuplée de clochards hirsutes.

Hollywood… la capitale du cinéma semblait aux antipodes de sa voisine Beverly Hills. L’une tirée à quatre épingles, manucurée et rutilante, l’autre délabrée, décadente, presque usée par tant d’espoirs et d’ambitions. De modestes maisonnettes serpentent sur les collines, entre les palmiers. Je grimpe sur un sentier rocailleux pour prendre la traditionnelle photo devant le Sign, les énormes lettres blanches qui veillent sur le “bois sacré”. Mais c’est un peu plus bas, sur Hollywood Boulevard, que réside l’âme de la ville. Devant le Chinese Theatre, dont la façade exubérante s’orne de dragons et autres “chinoiseries” à la sauce hollywoodienne, les stars du cinéma ont, au fil des années, laissé leurs empreintes de mains et de pieds dans le ciment. Une foule de touristes ébahis se prend au jeu, place sa main dans celle de Clint Eastwood, et découvre que Marilyn avait des pieds minuscules… Un peu plus loin se trouve le Kodak Theatre, aussi théâtral mais plus épuré, loué chaque année et pour vingt ans par la ville à l’Académie des Arts et des Sciences du Cinéma, qui y organise la cérémonie des Oscars. Sur sa terrasse, surplombant boutiques et restaurants, deux statues géantes d’éléphants trônent en hommage au film “Intolerance” de D.W. Griffith; tourné en 1916, non loin d’ici. Une foule de touristes se fait prendre en photo avec les nombreux personnages costumés en pirates, Spiderman, Darth Vader et autres icônes populaires. Hollywood Boulevard, c’est aussi beaucoup de boutiques de souvenirs, des musés kitschs, mais surtout le Walk of Fame, qu’on a du mal à apprécier parce que les dorures des étoiles ont terni sous les pas des touristes, mais surtout parce que… parce qu’il faut bien regarder devant soin en marchant! La nuit tombe, l’avenue embouteillée brille de mille feux et ne désemplit pas.

De la journée du lendemain, je me souviens de Santa Monica, insouciante et nue, baignée de lumière, et surtout d’avoir remonté Pacific Coast Highway au coucher du soleil avec la soudaine et bizarre impression de se trouver tout au bout, à l’extrême ouest du continent américain, avec d’un côté les collines verdoyantes de Californie, et de l’autre l’immensité de l’océan Pacifique.

La soirée de Thanksgiving était certes l’occasion d’un repas copieux, mais surtout d’un renouvellement de foi dans le rêve américain, chez cette famille assyrienne de Mardine chez qui je me trouvais et qui avait fuit les persécutions pour trouver refuge à l’autre bout du monde, sous le soleil de Californie. Un exil doré comme en témoigne l’énorme villa perchée sur une colline surplombant la ville. Tant de gratitude se lisait sur les visages, que j’ai soudain réalisé toute l’importance de cette célébration, au-delà du botox, du collagène, des décolletés plongeants et des cols ouverts: si Mardine, du moins telle qu’ils l’avaient connue, était morte, perdue, bien que toujours vivante dans les esprits, la Californie restera à jamais terre d’asile, la dernière frontière. Car au delà il n’y avait plus rien, plus rien que l’océan et les étoiles. C’était celà Thanksgiving; c’était celà, le rêve américain.

Je suis retourné à Chicago au petit jour. Bien sûr il pleut; bien sûr il fait gris et froid, et la Californie est si loin déjà, comme dans un rêve; bien sûr on est si peu de choses, mais après tout on s’en fiche bien, car rien n’est parfait et c’est tant mieux; et la ville est là, énorme et puissante, et avec elle l’espoir que demain sera un jour meilleur.